14 janvier 2008

Voeux

Vœux

Le journalisme d’investigation est une noble cause, sans cesse malmenée, en Irak, en Chine, dans toutes les dictatures du globe ou dans les conférences de presse de Nicolas Sarkozy, que l’on doit défendre même si cela passe par de grands sacrifices. C’est ainsi que vendredi dernier, rempli d’une abnégation totale et d’un courage résolu, notre envoyé spécial a assisté à un étrange rituel, provincial et dangereux, empreint d’exotisme mais néanmoins redoutable, que les indigènes d’outre-périphérique ont la coutume d’appeler « cérémonie des vœux du Maire », une appellation d’allure respectable qui cache sous sa couverture d’officialité, une violence à peine contenue.

« Il est 19h moins dix. Salle des fêtes bondée. A gauche, à droite : deux longues rangées de table, nappe blanche, en elle-même plutôt banales, mais que pourtant, tout le monde regarde. Un examen sommaire donne l’explication : dessus, se trouve une quantité inimaginable de galette des rois, dorées et luisantes, coupées finement, plus finement en tous cas que l’année dernière, « c’est pour économiser qu’ils ont fait des tranches plus petites, les salauds » me confie à ce propos un autochtone. L’estrade, au fond, un pupitre, les conseillers municipaux, le maire qui serre les mains. Au milieu, sous les guirlandes, la fosse aux lions : les « chers administrés ». Une marée humaine, plutôt, une foule compacte et féroce dont on ne distingue que le dessus : un dégradé de blanc, gris et poivre-sel. Ils sont vieux. Ils ont faim. Ils s’impatientent. Les yeux, myopes, presbytes ou astigmates se plissent pour distinguer le Président du Club de Pétanque et sa femme, qui eux, les infâmes, ont eu des places assises, et comme si ça ne devait pas suffire, à portée de main du buffet. Tout l’enjeu est là : s’en approcher, pour pouvoir en manger, mais pas trop près et pas trop vite, pour ne pas se faire railler le lendemain, à l’Amicale des joueurs de tarot. Quadrature du cercle. La voix du Maire. On rebranche les sonotones, qu’on avait mis en veille, quand le représentant en assurance s’était approché. C’est la phase de préparation. Une fois entendu « …et c’est pour cela, mes chers concitoyens que je me félicite du bilan de cette année », ils se redressent, font cliqueter leur déambulateur. Après « … et je me permets de signaler la conduite de ceux qui préféraient les lauriers aux platanes pour l’Avenue de Gaulle » (regard flottant, mine gênée dans les rangs de l’opposition dont on vient de prouver l’inconséquence), la tension augmente, la foule aux abois trouve comme exutoire de fusiller du regard la femme du colonel de gendarmerie au portable intempestif. Les respirations deviennent haletantes ; enfin, l’espéré « …je vous invite pour finir à lever le verre de l’amitié », retentit, signal discret et précis d’une cohue incroyable. Bousculade. Croche patte à coup de béquilles, rotation ferme des épaules, coup de dentier, tout est permis, c’est la loi du plus fort. Moment où tout se joue et qui est justement choisi par un proche ou une connaissance pour vouloir absolument vous monter la photo de son petit-fils et vous présenter à son neveu. Vous avez alors un regard triste pour le buffet, inatteignable désormais, ou un de ces grands fauves et précisément en train de manger votre part, la votre, celle qui avait l’air si bien et que vous aviez repéré. Ce phénomène, la rencontre inopportune d’un ami, est très fréquemment observable, et à y réfléchir, c’est presque normal : tous les gens composant votre vie quotidienne, proches, artisans, commerçants, docteurs, personnel de l’administration, collègues d’association ou de club sportif, tous sont réunis là, enfermés avec vous dans cette salle, en cet instant précis. Tout une masse de gens, qui, pris séparément, sont facilement identifiables mais qui, là, par une opération diabolique, se ressemblent tous affreusement, d’où des moments d’angoisse intense quand vous rencontrez une personne que vous ne reconnaissez pas. Evidemment, si quelqu’un vous tend sa main, et lance, jovial : « Alors, on se voit demain, ça sera comme d’habitude deux baguettes bien cuites, hein ?», vous pouvez raisonnablement penser qu’il s’agit de votre sympathique boulanger que d’ailleurs, vous tenez aussitôt à féliciter pour les galettes de ce soir, une bourde affreuse, car à son regard noir, vous comprenez que le fournisseur de la mairie, ce n’est pas lui, mais bien son concurrent et mortel ennemi de la Place de l’Hôtel de Ville. Par contre, si vous croyez reconnaître le charmant assistant-boucher qui vous sert chaque semaine et que vous l’abordez gaiement par un « Bonjour, mon vieux, comment ça va, tu seras là dimanche», il y a toute les chances pour que celui-ci vous réponde, glacial : « Voyez vous, cela m’étonnerait, je déjeune chez M. le député ». Raté, c’était ce conseiller municipal, qui effectivement à un vague air de ressemblance avec votre commerçant, et qu’on donne, manque de bol comme le futur adjoint aux finances. D’ailleurs, c’est un peu le sujet de toutes les conversations, nous sommes en période électorale, d’où ce curieux pas de danse pour ne pas se rencontre d’un adjoint au maire, trois pas en avant, un à gauche, « Bonjour, vous me parliez d’un lampadaire cassé » et du membre de l’opposition, un en arrière et trois à gauche « Mais voyons, on ne vous a toujours pas rénové votre trottoir ? ».

Tout cela, bien sûr dure longtemps. Vers 8h 30, on commence à compter les blessés. C’est Waterloo. Les tables et les serveurs se remettent à peine de la razzia. Plus rien ne reste, « c’est nos impôts, on en profite » se justifie un contribuable gourmand. Les rassasiés triomphent. Parmi eux, il y en a un horriblement énervant, celui qui, on ne sait comment, prend toujours la part où il ya la fève, ce qui est vite insupportable, surtout pour tous ces collectionneurs, qui le cou pivoté à droite, font le tour des tables en pas chassé, essayant de repérer les santons, les yeux plissés, jusqu’à ce qu’ils rencontrent un autre collectionneur, qui lui, a la nuque tourné à gauche, et va dans l’autre sens, provoquant un collision fâcheuse. Bâillements. Tout le monde se décide à partir, il ne faudrait pas louper « Thalassa ». La salle se vide lentement, on range, on balaie. Dehors, les heureux rescapés se disent au revoir, se serrent les mains et surtout, pensent en souriant que demain, à propos de cette bataille sanglante, de cette lutte violente et harassante, de cet épisode empli de larmes et de douleur, ils pourront dire demain, dans la file d’attente à la Poste, radieux : « Comment, tu n’y étais pas, quel dommage, c’était siiiiiiiiiiiiii charmant ! »

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